Ce projet inaugure les premières propositions de réponses à une recherche plus générale sur la genèse sensible de nos corps à l'époque, contemporaine, de leur incarnation dans un monde de plus en plus innervé par le déploiement concomitant d'une digitalisation de nos univers sensitifs et expressifs et par la mise au pas industrielle des modes de production substantiels et événementiels des contenus culturels et des biens symboliques. La peau, pensée comme un organe-totem nous servira à penser la profondeur de ces transformations d'ordre essentiellement esthésiques (relevant du monde des sens, des sensations qui, si l'on s'en retourne au fondement de l'esthétique, déterminait le programme même de la recherche en ce domaine, une investigation du rapport concret au sensible selon Baumgarten [1750]) et mediumniques ("le médium ou le médiumnique est quelque chose d’humain qui a la propriété de nous faire entrer en communication avec quelque chose de plus qu’humain" in Citton, Neyrat & Quessada, Multitudes, 2012/4-n°51, ou le "plus qu'humain" correspond ici tant à une entité que nous pourrions nommer technologique au sens (le plus) large : méta-collectif, supra-conscient, voire divin).

Montage image des travaux d'Olivier de Sagazan (gauche,Transfiguration) et de Felix Rotschild (droite)

L'idée d'une approche esthésique des phénomènes d'incarnation sensible et de régénération historique de nos corps sensitifs démarre à partir de deux postulats axiomatiques : le premier considère qu'une relation de profonde solidarité entre les domaines éthiques et esthétiques des formes de vie humaine doit être mise-à-jour, étayée par l'exemple et l'expérimentation. Cette première situation correspond déjà, en somme, au cadre d'analyse réflexive et de création artistique expérimental soutenu par Ascidiacea, notamment au travers de nos différentes propositions visant à interroger le phénomène/entité musical(e) comme le lieu d'une organisation particulière, toujours localement et culturellement structuré, des échanges de sens et d'informations du corps en geste, des "données" sonores et de celles visuelles. Cela revient à penser qu'une forme esthétique (artistique, culturelle, soit une oeuvre ou une manière de porter attention à elle et d'en inférer du sens selon des disposition socialement constituée ou d'une conduite sémio-cognitive collectivement légitimée par différents types d'institutions) conduit également à l'élaboration d'un certain mode d'attribution des valeurs de sens (en premier lieu des valeurs perceptives, ce qui ici trouverait le nom de "sens de la musique" ), qu'il ne faudrait néanmoins pas directement tenter d'appréhender, en tant que processus cognitifs ou symboliques, en termes de "moralisation" de la création artistique ou esthétique. Cette axiome est également, pour l'exprimer de manière plus détaillée encore, à la base des inspirations du Collectif sur le design d'espaces (scénographie) et sur l'agencement de différents dispositifs médiatiques audiovisuels, visiogestuels ou audiotactiles au travers de nos installations numériques interactives. Ce premier axiome, dont l'écho rejoint l'exergue de M. Merleau-Ponty lorsqu'il nous dit qu'en matière de perception "la synesthésie est la règle", s'est trouvé une nouvelle résonance, portant nos pensées un pas de plus vers l'expression d'une seconde hypothèse axiomatique (sic).

Ancrée dans une philosophie "moniste" du vivant - pensée non pas tant du rassemblement que du "consubstantialisme" du vivant - cette seconde hypothèse se déploie entre les berges d'une forme de théologie a-cultuelle des organismes vivants et d'un matérialisme biologique non exclusivement dicté par les lois de méthode de l'empirisme rationaliste. La vision unitaire du vivant (évitons "de la vie") postulée dans cette perspective moniste n'est pas une voie détournée, sous couvert d'un nouveau langage conceptuel, dirigeant vers une nouvelle forme de religiosité "de la vie" ou "dans la vie". Elle ne concerne d'ailleurs pas tant "l'esprit" du vivant, sa raison d'être, qu'elle ne s'emploie à comprendre l'unité de ses modes d'apparition et de surgissement, sa manière d'être et de faire événement dans son environnement, et d'accompagner dans une symbiose indépassable et indispensable, l'expérience du vivant qui en exprime de bout en bout le milieu (milieu trouvant sa source étymologique dans la notion de medium que nous évoquions ci-dessus et qui fera l'objet d'un développement ad hoc dans la suite de ce dossier continu). Ce second axiome repose ainsi sur ce que l'histoire et la philosophie, en leur temps, ont formulé sous le terme de "perspective morphogénétique", ou de "théorie morphogénétique" du vivant. La morphogenèse du vivant (ou "du vivre"), est une tentative de résolution philosophique d'un problème qui ne cesse de se re-présenter à nos sociétés, à leurs techniques d'investigation des déterminants de l'existence des êtres vivants, dès lors qu'il faut associer dans une même volonté d'explication les effets du développement matériel et ontologique des organismes dans le temps et dans l'espace, soit de façon processuelle et à différentes échelles de grandeur physique.

Goethe, dans son ouvrage sur la transformation des plantes, introduit l'idée d'une continuité formelle guidant le développement structurel des végétaux et embrassant tout le spectre d'avènement physique de ceux-ci de la première pousse à leur concentration en fruits et graines au moment de la "clôture" du cycle de leur devenir, poussé à se répéter incessamment. Ce principe de poussée végétale est conduit par ce qu'il nomme le "devenir feuille" de toute la matière végétale et permet de saisir l'unité d'une plante par-delà la dissection organique des analyses biologiques qui nous mènent à considérer un corps comme l'agrégat d'un ensemble de parties fonctionnelles reliées entre-elles par le seul principe d'unité physique nécessaire des individus ainsi étudiés. Son analyse, méthodiquement appuyée dans un remarquable essai littéraire, démontre ainsi que l'ensemble du champ de développement des végétaux pris dans leur individualité physique et dans l'étendue temporelle du processus de leur croissance exprime et conserve l'empreinte d'un motif à la fois physique et dynamique que le concept de feuille est le seul à pouvoir pleinement embrasser. Il isole ainsi différentes caractéristiques morphodynamiques permettant de rendre compte de la présence continue de ce motif dans l'épanouissement nécessaire des végétaux dans leur environnement. Il n'existe alors plus de plante en tant que tel, mais seulement le motif qui régit le processus de leur pousse, soit le devenir feuille de tout végétal : l'interface, condensée dans ce concept, des devenirs possibles et contingents de ces êtres vivants dont le règne exprime toute la puissance de cet archétype supra-spécifique : l'urpflanze.

Cette idée fut sans nul doute reprise quelques décennies plus tard par le biologiste Ernst Haeckel dans son ouvrage sur les formes d'art de la nature. L'idée d'une morphogenèse des êtres vivants répondant aux mêmes principes énoncés par son prédécesseur semble s'insinuer dans l'ensemble de son travail et jusque dans la manière d'en présenter graphiquement les résultats. La médiation graphique de ses recherches introduit par ailleurs à une innovation particulièrement pertinente et significative dans le sillage de l'enquête philosophique et biologique instauré par Goethe. Les correspondances chromatiques et formelles qui étayent chacune des planches des familles d'espèces, semblent également vouloir vouloir en dépasser le cadre pour progressivement installer dans l'esprit du lecteur l'idée d'une continuïté de différents principes de formation et d'apparition des corps animaux au-delà de cette sectorisation alors tenue pour arbitraire. La minutie, ici aussi, de son analyse des motifs formels autour desquels s'organisent la structurent de ces corps terrestres, aquatiques, et autres révèle également que l'auteur entend présenter l'idée d'une répétition nécessaire, quoique a priori insaisissable en nombre et insatiable en termes de variation, des structures physiques porteuses du vivant et de l'organisation de celles-ci selon des forces qu'il nous reste à découvrir. La médiation artistique des intuitions de la science se révélant être une voie royale au principe même de la compréhension et de la transmission de cette connaissance en voie de constitution.

Ernst Haeckel, 1904, Kunstformen der Natur, Planche 85 : Les Ascidies (Ascidiae)

Cette recherche sur les "Devenirs Peaux" -résolument plurielle, nécessairement multiple- interroge les relations de co-disposition et/ou de co-structuration entretenues entre les mondes artistiques et l'environnement perceptif historiquement construit, tant matériellement qu'idéologiquement, qui recueillent les modes de pensée contemporaine du corps et de ses manifestations symboliques et esthétiques (l'expérience concrète qui puisse en être fait). Devant aboutir en une série, nécessairement fragmentée, de propositions d'installations, cette réflexion vise à saisir le potentiel (réel et virtuel) des mutations qui aujourd'hui affleurent au présent dues à l'essor de la programmation informatique et du codage numérique de nos comportements, actions, et de la concentration algorithmique actuelle de nos systèmes de pensée. Dans une perspective résolument centrée sur le medium (artistique) de l'installation, cette ouverture thématique et réflexive veut également, pour construire son discours hypothétique voire éventuellement pronostic, réinterroger le sillage brisé d'une certaine espèce d'idées, laissé dans l'histoire par un collège disparate de penseurs pour beaucoup tombés en désuétude. Ces deux auteurs, Johann Wolfgang von Goethe et Ernst Haeckel, se dressent en nous telles des stèles à l'aune d'un parcours pressenti, qui ne fait encore qu'affleurer au bout de nos langues et de nos consciences. Ils nous parviennent aujourd'hui avec toute la force polémique que peuvent nous transmettent la poésie de leurs oeuvres et la rigueur de leur méthode conservées du temps et réinstallent l'espoir d'une faille fertile, à laquelle nous répondrons par l'entremise de nos moyens personnels en matière de développement interactif et numérique, pour faire croître une autre idée du sensible, des corps qui se chargent d'en éprouver les sens... et des nouvelles formes d'intelligences qu'elles peuvent promettre.

Première illustration graphique du concept goethéen de Urpflanze par PJF Turpin, 1804, pour la première édition francophone de l'oeuvre du maître allemand.

Les premiers pas exploratoires de ce projet de recherche furent entamés dès l'été 2017 à l'occasion de notre résidence dans le Domaine des deux-îles de Montbazon, précédant le Dôme Festival 2017. Lors de ce passage estival, nous pûmes saisir, enfin, le temps d'introspection nécessaire au développement d'un nouveau projet à la fois de recherche théorique, aux allures historiques et prospectivistes, technique et poétique. De cette période naquit un texte, que nous vous livrons ci-dessous, intégré lui même, après une remise en voix et en son, à l'ouverture sous la forme d'une performance chorégraphique - faite de danse et d'argile appliquée à même le corps de l'interprète spontané de ce moment inaugural - de l'installation audiovisuelle interactive ["Le murmure des lucioles"]

Sous la peau, la chair. Chair intégrale.

Et nos corps animaux qui traversent l’étendue de cet horizon pelliculaire. Indépassable
couverture plastique, se découvre, s’arrache, s’extirpe, s’extrait, s’accroche, s’étend jusqu’aux bords du monde, agitant les ombres du règne animal.

Il n’est qu’une seule peau, germinale.

Disséquée par les siècles, ramenée à son extrême surface, micro-stratifiée, séchée aux branches de l’arbre du vivant par l’esprit des hommes.
L’ordre du cutané est ubuesque, il consomme le corps en entier. Tout corps sans exception. Nous n’en sommes, nous-même, que les dépositaires spécifiques au milieu de cette faune charnelle.
La peau est le plus grand organe de l’homme. Elle recouvre chacun des appareils physiologiques du corps. Elle s’ajoute invariablement à l’ensemble des fonctions biologiques de la vie, à l’intégralité des appareils du sentir. Elle commerce inévitablement, incessamment et impose son dû pour chaque transaction qui affecte le capital immédiat de nos expériences physiques. De l’œil au sexe, ongles et poils, elle recouvre toute la gamme du sensible : vue, ouïe, odorat, goût, elle touche à tous les plaisirs.
Nos interfaces cutanées serpentent les couloirs de tous les sens, de chacun d’entre eux, elles prennent toujours part, buvant à toutes les sensations.

Il n’est qu’une seule peau, le Proteus animale.

Le corps croît et répand, partout où s’ouvrent les failles réticulaires de ses possibles
métamorphoses, l’idée qu’il se fait de lui-même. L’alchimie est un processus tout ce qu’il y a de plus corporel, sculptural et plastique. Si l’on y observe les procédés de sublimation de l’ordinaire en joyaux d’inattendu, l’essence qui brille est celle qui, dans le regard, transforme d’abord couleurs et textures. L’homme ensuite se charge d’en confectionner la richesse. L’alchimie est ce destin des corps cutanés, leur mutation désirée.

Il n’est qu’une seule peau, ventriloque des temps.

Il y aurait une histoire à écrire sur les dérives humaines du devenir peau animal. Sur les nœuds qui jalonnent, jusqu’au seuil de nos modernités hyperindustrielles, la genèse de nos corps, coulés dans le sillage du flux des générations. Un récit des oublis qui délivrent au fantasme sa puissance illusoire, qui pour de vrai pourtant transmet ses désirs.
Aujourd’hui, faisant face, possiblement, au destin effacé de cette condition primordiale de nos devenirs peau millénaires, le spectre illustre la nouvelle condition d’un avenir désincarné. D’un trou dans la coquille rentre l’esprit sans corps, sans lieu, sans besoin de matière pour être.
L’homme s’oublie, d’un pas pressant, c’est la fonte des pôles cutanés, et s’évapore en un être de fumée.
Il y a évidemment des continents intermédiaires, menacés par l’ensevelissement du rêve, seul domaine où la peau s’efface, comme absorbé par le buvard de l’inconscient, de l’inconsistant, de l’inconséquent. Construit par les siècles, l’extension insulaire des matrices cutanées dérive à la vitesse de l’univers. Mais le réseau se tient, encore et toujours, par la force de ces filaments du sensible que détend l’archétype originel d’une peau universelle.

Il n’est qu’une seule peau, aux éclats dispersés.

Sons et lumières gardent en mémoire leur traversée cutanée. L’empreinte de ce passage résonne d’un écho minimal, mince filet vibrant encore en nous, réminiscence muette dont les murmures s’écrasent au pied des monuments du temps présent : l’empire graphique, l’enceinte optique, l’arena acoustique qui concentrent et déconcertent les jeux des corps et les instruments de l’esprit.
Au point nodal de nos projections collectives, mettant au point l’objectif des flots d’images sonores et visuelles, grandit l’espace du revenir peau. Un nouveau centre espère prendre place, delta menacé des courants médiatiques.
Le noyau insoutenable des possibles fusionne à chaque convoi d’attente. Rayonne aux quatre
coins du monde, la Pangée du corps est le nouvel avenir. Elle suit les courbes du devenir, la peau n’admet pas d’échappée.

Il n’est qu’une peau, qui seule s’étend.

A ce stade, ce projet n'est encore qu'un affleurement, à la recherche des sources de son itinéraire à venir et des forces de sa propre réalisation. Même embryonnaire, cette idée pose d'ores et déjà l'envie, déclare déjà la promesse de vouloir s'aventurer dans des directions qui nous serons inattendues. Cet inattendu surgira nécessairement de la rencontre d'autres oeuvres artistiques, ouvrages littéraires ou projets de société, effacés par le temps ou la distance qui nous en éloigne, ou tenus dans l'ombre de nos propres méconnaissances. A ces rencontres, nous souhaitons également que s'adjoigne le dialogue avec vous, pour partager nos connaissances, les motifs de nos sensibilités, voire l'espace pour les travailler ensemble, dans l'idée de ce projet. N'hésitez donc pas à nous signaler cette éventuelle envie, la trajectoire de cette possible rencontre entre-nous, par mail, via Facebook ou par tout autre moyen que vous jugeriez nécessaire et pertinent pour y parvenir !