Pour une étude des modes de présentation et de représentation de l’interactivité à des fins sociologiques. Retour sur notre toute première création présentée dans le cadre de l’étude des publics pour le 104 de Paris.
L’objectif de l’installation que nous proposons au 104 envisage de se concentrer sur une activité à première vue absolument ordinaire pour les acteurs du lieu : la danse. Force est de constater durant nos diverses observations sur place que cette dernière est un élément propice à « fusionner » et savoir faire dialoguer les différents groupes.
Cependant, comment dégager une observation de ce lieu à l’aide de nouveaux outils, ayant comme finalité une étude sociologique à partir du simple mouvement du corps ? Comment réinventer ces derniers et envisager un dispositif propice à une observation sociologique, dans un lieu familier à cette pratique individuelle et collective?
Concevoir une œuvre dite « comportementale » sonne comme une réponse concrète, dépendant ou pas, des éléments qui l’animent et qui viendraient changer son processus créatif. Notre projet Ascidiacea propose de mettre en œuvre une narration douée de sens en lien avec une expérience unique pour chaque groupe et individu décidant de se prêter à son jeu.
L’ensemble des actions réalisées de la part du public sera géré par un système de coordination numérique, créée pour l’occasion, ayant des conséquences sur la structure même de l’installation. Nous désirons étudier la capacité de mise à l’épreuve d’un corps étranger dans l’espace, seul et face au groupe, par une modulation de la narration sonore. Le dialogue que le corps réussira à inscrire avec l’autre permettra aussi d’envisager un second point d’analyse.
La notion d'intéractivité reste par conséquent centrale dans ce projet. L’étude de la complexité et de la subtilité du mouvement du corps nous permet de qualifier ce travail d’installation comportementale. Si l’implication du public est aussi déterminante pour l’élaboration de l’installation, car intrinsèquement liée au fonctionnement même du programme musicale et numérique, il permettra aussi de mieux comprendre le lieu du 104 et ses divers enjeux sociologiques.
Le contexte de l’accès à l’œuvre reste simple afin de pousser le public à s’investir par lui même dans le dispositif. Les spectateurs se sentiront libres de venir vers les auteurs de l’installation. Le choix d’un accès ouvert à tous reste pour nous un gage principal dans le but de révéler l’intérêt que le public accorde à l’espace qu’il côtoie. Lui révéler ces espaces, sous entendre l’importance des différents groupes présents (habitués, visiteurs, simples curieux…) et les inciter à cohabiter l’espace d’un moment, reste une volonté première du projet Ascidiacea.
Ce qu’il convient de considérer est donc à la fois l’ensemble des comportements possibles de l’installation mais aussi les interactions qu’elle instaure au sein du public. Son potentiel réside en effet dans le comportement du public et son influence. L’importance donnée à l’expérience physique nous permet de qualifier les intervenants de spect-acteur.
Les étapes de découverte du dispositif
L’accès et la compréhension du dispositif s’opèrent en différentes étapes. La première, et sans doute la plus importante pour le bon déroulement de l’étude, consiste en un dialogue entre corps et installation. La maîtrise du médium n’est plus uniquement entre les mains du créateur car elle nécessite une idée de mouvement physique et de changements statutaires. Elle n’est plus inscrite dans une temporalité prédéfinie. Dorénavant, elle est bien dépendante du moindre acteur extérieur lors de sa projection. Le transfert de création est un mouvement déterminant pour le processus créatif. La pensée est relayée du créateur, au public puis au sociologue. Par les initiatives de chacun prises au fur et à mesure, le sens de Ascidiacea se fera grâce à une stratification de ces différents comportements/actions.
La diffusion relève aussi du bon vouloir de ce nouveau statut de co-auteur que le spectateur décide de revêtir lui même dans l’installation. La même phrase musicale ne pourra être répétée plusieurs fois et sera unique à chaque posture physique. Le corps prendra place dans le discours même de l’œuvre. La valeur symbolique du geste devient alors déterminante. Il pourra varier en fonction de l’heure, du temps passé ou encore du simple regard qu’on lui accorde. On prendra comme exemple le nombre d’acteurs en un moment T au sein de l’espace d’installation. Ascidiacea est en effet un système qui va se nourrir d’acquisition de données, elles-mêmes créées par les différents corps présents dans l’espace de l’installation. Chaque corps devient une donnée nécessaire pour le bon fonctionnement de cette installation générative. Cette dernière va se nourrir des données récoltées dans l’espace pour évoluer et se transformer. Ainsi, lorsque le spectateur décide à son tour d’agir sur le système il devient lui même donnée active.
Le choix d’un système interactif
Le choix d’un système interactif n’est pas un hasard : il doit pousser les acteurs à investir de nouveaux champs d’expression grâce à une simultanéité du son et du mouvement. On qualifiera l’installation de générative au vu des sons délivrés par ce mécanisme automatique. Le moteur d’expression d’Ascidiacea réside en premier lieu dans une variation de son état. Elle va donc s’enrichir et s’alimenter par une participation consciente, transformée en données. Si l’étude comportementale de chaque individu reste aussi une donnée essentielle, c’est bien le rapport conflictuel ou organisé que le corps pourra construire avec le groupe qui nous intéresse. Il en sortira donc bien une certaine logique sociologique.
Le numérique constitue une réponse afin d’établir une relation sensible avec l’environnement. Une nouvelle expérience du lieu peut être envisagée grâce à ce médium. Même si l’œuvre sera en changement permanent de par l’intérêt ou le désintérêt qu’on lui accorde, notre discours reste le même: étudier les dialogues possibles entre les groupes présents.
L’importance du geste technique
Le geste technique a également une existence sur le plan spectaculaire. Il doit démultiplier les qualités du performeur. Car l’installation ne pourra déployer pleinement toutes les ressources qu’elle possède que si le spectateur a saisit une partie du sens de l’interaction qui lui est proposée afin de continuer à écrire son devenir. L’intervention physique laisse ainsi une trace dans le dispositif. Un mouvement énoncé par un individu jusqu’alors étranger dans une scénographie spectaculaire se verra qualifié d’unique mais aussi d’éphémère.
Néanmoins, comme toute première rencontre entre l’œil et la matière, l’expérience est aussi mentale. L’œuvre interactive a comme qualité de pousser ses propres spectateurs à démultiplier leurs qualités de performeur, mais aussi l’interprétation qu’ils en feront lorsque leur propre corps s’alliera à l’œuvre.
Transparence visuelle du dispositif
Nous devons, arrivés à ce stade de notre analyse, soulever qu’aucune projection visuelle n’est envisagée à ce stade du projet. Seuls les divers changements musicaux opérés par les postures des spect-acteurs constituent l’ensemble de l’installation. Ce choix souligne l’intérêt que nous portons au mouvement du corps dans l’espace et sa capacité de dialogue. Elle implique avant tout une découverte auditive en premier lieu. Ce dernier point est à souligner tout particulièrement pour comprendre les modalités de découvertes de Ascidiacea. Le moment où l’observateur comprend qu’il peut moduler l’espace sonore devient un temps déterminant. La transparence physique du projet dans le 104 permettra à la fois un effet de surprise ou encore de déroute chez le public présent ce jour là. La compréhension de ce système interactif est avant tout conditionnée par le simple regard que la foule présente lui accorde. Il dépend nécessairement de l’implication des acteurs. Se seront eux qui influeront sur l’intérêt des spectateurs, allant jusqu’à les convaincre d’être à leur tour de nouveaux acteurs.
L’intérêt d’une œuvre comportementale réside donc dans la qualité d’écoute et de réception de la part de son public. On peut observer son engagement et la manière dont il fera évoluer l’œuvre dont il n’a pas possession dans un premier temps. Si Ascidiacea pourra être à l’avenir réintroduit dans d’autres lieux, son but premier étant avant tout de dresser une étude dans ce premier espace. Nous devrons a posteriori considérer la diffusion de l’installation et l’influence sur le 104. Le mode d’expression ne se retrouvera pas dans la simple présentation du dispositif mais bien dans le résultat et l’utilisation que ses acteurs décideront d’en faire.