L’interactivité se dit de phénomènes qui réagissent les uns sur les autres. Un dialogue doit s’installer et chaque entité doit faire évoluer l’autre progressivement.
Une œuvre d’art possède généralement une action sur le « regardeur ». Les couleurs d’un tableau ou la forme d’une statue communique généralement avec la sensibilité du spectateur. L’art interactif va plus loin en instaurant un « retour du bâton ». Je tiens à préciser ici que je ne prétends pas que l’art interactif soit supérieur à tout autre type d’art. Celui-ci agit juste différemment car il a besoin du public pour alimenter son fonctionnement.
Cette forme d’art sollicite une action du spectateur sur l’œuvre, qui déclenche alors des événements préprogrammés par l’artiste. Ces évènements ou scripts peuvent être plastiques, visuels sonores, etc.
L’art interactif est né au début des années 1960 grâce à son adaptation avec la technologie, au moment où le concept apparaissait. A partir du moment où cela fut possible, l’artiste s’est mis à utiliser le plus souvent les outils informatiques. En effet, l’interaction a lieu le plus souvent par le biais du numérique. Le dialogue s’instaure à l’aide de médiums assurant l’intermédiaire entre l’œuvre et le spectateur. Ceux-ci peuvent être tout simplement une souris ou un clavier d’ordinateur, ou bien une caméra ou des capteurs de tous genres (capteurs de pressions, de températures, d’inclinaisons, de champs électromagnétiques, etc).
La grande avancée technologique qui permit la formalisation pratique de la théorie de l’interaction fut la possibilité d’une interactivité en temps réel informatisée. Ainsi, l’ordinateur peut échanger avec le spectateur au cours même du développement des calculs, avec un délai de réponse inférieur au seuil de perception.Une œuvre est interactive si elle possède un système algorithmique définissant des règles heuristiques pouvant gérer une ou plusieurs interactions possibles. L’art interactif est interactif par essence, car l’artiste l’a conçu, programmé dans ce sens.
L’oeuvre n’est pas défini uniquement par le programme informatique mais par les moyens déployés pour comprendre qu’un système fait évoluer l’œuvre grâce à la participation active de l’interacteur. C’est par ce biais que j’atteste en effet de l’interactivité de cette « objet artistique » et qu’elle acquiert pour moi ce statut. La non-participation du spectateur, et donc sa non-interaction, peut aussi être considérée comme une interaction pour le système informatique. En effet, en l’absence de personnes, l’œuvre peut, par exemple, diffuser une musique différente de celle présente lorsqu’il y a du monde. Ainsi il peut y avoir interaction sans que le public ne le constate immédiatement. L’interaction est décelable par le spectateur, mais elle existe avant cela en son sein, dans sa programmation, « dans son ADN ».
Une œuvre ne fonctionne comme œuvre que pour autant qu’elle est conçue comme œuvre par l’artiste. Elle se doit donc de remplir son but en tant qu’œuvre d’art en symbolisant un ou plusieurs concepts cachés derrière l’interactivité[1]. Nous pouvons dire qu’une œuvre peut être perçue sur deux niveaux, le phénomène (la surface) et le concept (la profondeur). La profondeur est l’attribution de sens pour le spectateur d’un ou plusieurs phénomènes corrélés. La surface se situe au niveau des sens immédiats, des sensations. La profondeur étant conceptuelle, elle se situe au niveau des sentiments. Si nous pouvons phénoménologiquement attester d’un rapport direct entre nos actions et une évolution dans le dispositif, nous pouvons attester que celui-ci est interactif. Or l’interactivité (le phénomène, soit la surface) ne définit pas l’objet comme étant un produit artistique. «Un objet devient précisément une œuvre d’art pendant et parce qu’il fonctionne comme symbole »[2]. C’est donc la partie conceptuelle qui peut conférer à l’œuvre interactive son statut d’art et non le phénomène d’interactivité. C’est l’appropriation du système par l’interactivité et la reconnaissance des symboles qui orientent les sens du spectateur vers les sensations, sentiments et ainsi vers un jugement esthétique.
En explorant comment définir une œuvre interactive, nous avons ainsi pu commencer à observer le rôle du spectateur. Celui-ci prend une forme plutôt nouvelle dans l’histoire de l’art puisqu’ici le public alimente l’œuvre pour la faire évoluer. Le spectateur n’est plus cantonné à la passivité qu’on lui attribuait mais il prend un rôle poïétique par le biais de ses actions sur le processus de création. Le résultat final n’est plus sous le contrôle total de l’artiste. Celui-ci laisse au spectateur un degré plus ou moins important de liberté sur l’œuvre. Le résultat est alors toujours généré différemment et ce n’est plus le résultat final qui compte, comme cela est le cas sur les arts fixés sur support comme la peinture ou la musique enregistrée.
En sollicitant le spectateur, l’œuvre acquiert un statut esthétique ambigu. En effet, l’œuvre cherche l’action, la réaction et non pas le sujet en soit qui est souvent écarté de l’aspect « plastique ». Dans l’art interactif, nous cherchons rarement à mettre en avant la personnification physique des spectateurs, nous sommes plus intéressés par le contrôle (toujours limité), qu’ils vont avoir sur la machine. Ils acquièrent un statut anecdotique, et ne laissent que rarement de traces de leurs actions.
Derrière cela se cache une volonté de l’artiste de toujours rester maître de tous les aspects de son œuvre et de ne pas se faire déposséder. Les interactions, même très avancées, ne produisent quasiment jamais d'événements inouïs ou non-souhaités pour l’artiste. Même en s’impliquant le plus possible, le spectateur ne sera que l’acteur d’un instant, d’une pièce déjà écrite à l’avance. En pensant l’œuvre non plus comme un objet fixe, mais comme un modèle paradigmatique, l’artiste dispose d’un contrôle complet sur le dispositif tout en donnant au spectateur l’impression de pouvoir déclencher des événements inouïs.
Ainsi, le spectateur en jouant, en s’impliquant est amené à interpréter le dispositif comme un pianiste interpréterait une partition de F. Chopin. Sa participation engendre des variations. Il peut ainsi s’approprier l’installation, voire en maîtriser les moyens dont il dispose. Mais il sera toujours cantonné aux limites techniques ou artistiques imposés par l’artiste.
Dans toute contemplation d’œuvre d’art, il y a action. En effet, contempler c’est considéré avec attention, c’est se projeter à l’œuvre. « Voir c’est avoir à distance »[3]. C’est éprouver l’oeuvre mentalement, pour finir par en jouir pleinement. Physiologiquement, le spectateur devant une œuvre d’art est en pleine activité sensorimotrice et proprioceptive. Contempler une peinture, par exemple, c’est déclencher un enchainement d’actions. Nous balayons la surface avec nos yeux, cherchons le meilleur point de vue pour nous focaliser sur les détails. De plus nous nous isolons mentalement de notre environnement visuel et sonore pour nous concentrer, en réalisant une réduction eidétique. Dans ces efforts, nous ne sollicitons pas seulement la vue mais également le sens du mouvement.
« Devant une sculpture, nous aimons de la même manière aller et venir, changer notre point de vue, toucher l’objet, en sentir les reliefs, les creux, latexture, le froid ou la chaleur si nous le pouvons, et si nous ne le pouvons pas, notre cerveau sait simuler ces sensations. » [4]
Le modèle de l’interactivité ne s’oppose pas à la contemplation. Au contraire, il maintient notre état d’attention et notre désir de « saisir » l’oeuvre en affirmant des actions plus directes. Ces actions ont pour impact de révéler un événement qui à son tour doit déclencher une autre action, etc. Nous effectuons une boucle rétroactive entre action-perception-action (APA). D’après les recherches menées dans le champ de la neuro-esthétique, les dispositifs interactifs augmentent les effets sensorimoteurs, kinesthésiques et proprioceptifs de l’aller-retour APA. Cela est permis par le biais de techniques comme la réalité augmentée ou bien même dans la superposition, transformation ou génération d’éléments multimédias opérés par le spect-acteur.
Cela entraîne comme simple conséquence le fait que les rétroactions actions-perceptions rendues possibles avec l’art interactif sont plus importantes qu’avec tout autre art non-nteractif. L’impact diffère fortement car plus de sens demandent à être sollicités. Certaines œuvres interactives demandent même la sollicitation du corps entier (par la danse, par exemple).
Le spectateur ne se sent pas simple « regardeur » mais corps perceptif dans une action créatrice, voire libératrice. Cela malgré les contraintes mises en place par l’artiste à travers ses règles heuristiques. L’expérience perceptive est différente non par sa qualité esthétique mais par sa particularité. En effet, elle implique une inhabituelle action corporelle modifiant un contenu artistique sensible. En expérimentant ainsi une boucle rétroactive corporo-centrée, le spectateur adhère à un principe d’énaction. Le visiteur est alors considéré comme élément constitutif de son environnement. L’action du spectateur appartient éphémèrement au dispositif. Elle lui appartient comme la couleur bleue peut appartenir à un tableau.
Je me dois d’être non dans l’œuvre ou observant l’œuvre mais d’être à l’œuvre, pour reprendre l’expression de Merleau-Ponty[5].
« Car je ne la regarde pas comme on regarde une chose, je ne la fixe pas en son lieu, mon regard erre en lui comme dans les limbes de l’Être, je vois selon lui ou avec lui plutôt que je ne le vois ».
À travers le dispositif interactif, l’artiste propose au visiteur, un environnement, avec un contenu sensible. L’œuvre interactive est un dispositif qui occupe un espace. L’interaction permet d’actualiser cet environnement qui se « présente » en temps réel à son nouvel auteur. Cet environnement fait office de réalité́ temporaire pour son visiteur. Son intrication avec l’environnement modifie sa perception, notamment par la présence du sonore qui « embrasse » l’espace. La prise de conscience auditive de son action amène le spectateur à explorer les potentialités de son geste, devenu un geste musical. Lorsqu’il parvient à s’exprimer volontairement plutôt qu’à explorer, le visiteur acquière un geste créatif. C’est un geste de liberté artistique au sein même d’un environnement nouveau.
Lors de la création d’une installation interactive, le sacerdoce de la démarche artistique, se doit d’être, la pleine prise de conscience pour le spectateur de la richesse de sens de l’espace qui se révèle soudainement à lui.
Par Lenny Szpira
[2] Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, 1978, Editions Jacqueline-Chambon, page 90.
[3] Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Gallimard, 1964, p. 22
[4] Edmond COUCHOT, La boucle action-perception-action dans la réception esthétique interactive, revue Proteus 6, 2013.
[5] Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Gallimard, 1964, p. 23.