Les interfaces des instruments de lutherie électronique sont souvent présentées comme attractives et facile d’utilisation. Les présenter ainsi suppose que leurs potentialités soient suggérées de manière évidente par leurs morphologies mêmes. Une telle hypothèse concourt à réifier des potentialités particulières, dans ce cas créatives et gestuelles, comme immanentes à ces instruments. Suivre cette hypothèse nous entraînerait ainsi vers un déterminisme technologique. Si effectivement les objets techniques prescrivent des usages (Latour, 2006) et configurent des utilisateurs (Woolgar, 1997), il ne s’agit pas d’une qualité leur étant intrinsèque. Nous ne pouvons cependant pas nier qu’une Akai MPC1000, par exemple, soit conçue à des fins musicales. C’est par tapotements digitaux sur les 16 pads qui la composent que le musicien en fait habituellement usage. La définition que donne Madeleine Akrich du « script » nous éclaire quant au rôle du concepteur dans la définition des usages dominants d’un objet technique.
Par la définition des caractéristiques de son objet, le concepteur avance un certain nombre d’hypothèses sur les éléments qui composent le monde dans lequel l’objet est destiné à s’insérer. Il propose un “script”, un “scénario”qui se veut prédétermination des mises en scène que les utilisateurs sont appelés à imaginer à partir du dispositif technique et des prescriptions (notices, contrats, conseils…) qui l’accompagnent » (1987 : 53)
Le « script » proposé par les concepteurs d’un objet technique structure donc de manière conventionnelle les usages et les utilisateurs. Le « script » a un effet performatif puisque les utilisateurs en appliquent les prescriptions. En établissant un scénario d’usage il participe également à définir la symbolique de l’objet technique. Pour en revenir à l’Akai MPC1000, elle est définie comme un instrument de musique par son « script » qui prescrit aux musiciens d’en faire usage par tapotements. Toutefois, rien n’empêche le musicien d’utiliser son coude, des baguettes ou des fourchettes pour taper sur les pads de la MPC1000. Si on va plus loin, au-delà des potentialités créatives de cet objet, on peut imaginer que la MPC1000 puisse faire une excellente cale de bureau ; tournée sur sa face avant, elle pourrait aussi faire une très bonne planche à pain. Les potentialités d’un objet semblent être infinies. Les potentialités créatives et gestuelles des interfaces de la lutherie électronique ne sont donc pas aussi intuitives et naturelles qu’elles nous apparaissent.
Le déterminisme technologique est également manifeste en ce que les genres de musiques électroniques sont fréquemment réduits aux machines ou aux procédés techniques qui les produisent. La house et la techno sont couramment identifiées aux machines analogiques telles que la TB-303 ou les TR-808 et TR-909 (Berk, 2004 : 242). La drum’n’bass et le downtempo au sampling (Ibid : 244). Le hip-hop instrumental et la beat-music aux MPCs et aux séries SP de Roland. Berk écrit que la TB-303 a « été conçue à l’origine pour servir d’instrument d’accompagnement portatif pour la pratique instrumentale » (Ibid, 242). Elle fut un échec commercial sévère avant d’être adoptée en tant qu’instrument par les producteurs house et techno.
En ce qui concerne les samplers qui, par l’enregistrement numérique autorise le time-stretching et le pitch-shifting, il écrit : « destinés aux professionnels de la post-production, ces outils devaient permettre d’éviter de ré-enregistrer des pistes entières pour corriger une ou deux fausses notes ou des ratés dans la rythmique. » (Ibid : 248). Les « scripts » de la TB-303 et du sampling ne prescrivaient pas d’usages créatifs et musicaux. On peut dire qu’ils n’étaient pas « conçus » pour être utilisés ainsi[1]. L’appropriation de cette machine et de ce procédé par les musiciens dans le cadre de la composition musicale, témoigne des nouvelles potentialités mises au jour par ces derniers.
Cette échappée des déterminations installées dans le « script » par le concepteur peut être appréhendée comme l’ «effacement de l’utilisateur-projet derrière l’utilisateur-réel » (Akrich, 1987 : 57). Les potentialités des instruments de lutherie électronique sont inséparables de leur relation au musicien qui en fait usage. Il s’agit de mettre l’accent sur les pratiques des individus, les « arts de faire » (Certeau, 1990), à travers lesquels ils produisent leur réalité. « Le quotidien s’invente avec mille manières de braconner » (Certeau, 1990 : 36). En s’appropriant l’instrument par des usages spécifiques, le musicien en transforme le sens, il l’invente à nouveau[2]. Le « script » du concepteur s’adaptera à ces nouveaux usages ; ils deviennent ainsi les nouvelles prescriptions.
L’interaction du musicien avec sa machine a lieu dans un contexte socio-culturel précis, dans lequel la machine porte une charge symbolique. La charge symbolique de l’objet n’est pas donnée, elle ne peut pas être pensée en dehors de la relation homme/machine. Elle est toujours à faire. Il convient de prêter une attention particulière au contexte dans l’optique de saisir les catégories culturelles à travers lesquelles le musicien, en tant qu’acteur, interprète et réalise son rapport à la machine. Pour expliquer le processus de configuration des acteurs dans leur relation à un objet, Tia De Nora reprend quelques passages de l’article de Bob Anderson et Wes Sharrock « Can organizations afford knowledge ? » :
« […] technologies are social as well as technical, “in the sense that they are deployed and used in social settings and defined by social constructs” […] an object’s affordances are “constituted and reconstituted in and through projected courses of action within settings” » (2000 : 39-40)
Les instruments électroniques en tant qu’objets symboliques et matériels, au-delà de leur fonction musicale, interviennent dans une réalité physique, socialement élaborée. Dans leurs interactions avec une pluralité d’agents, ils participent à structurer diverses formes de relations sociales. En cela ils sont des « médiateurs » (Hennion, 1993), à travers lesquels passe l’expérience de la musique, la configuration des individus en musiciens ou l’attribution de divers statuts à partir desquels les acteurs interagissent. Ils « attribuent des rôles à certains types d’acteurs – humains et non-humains – en excluent d’autres, autorisent certains modes de relation entre ces différents acteurs etc. de telle sorte qu’ils participent pleinement de la construction d’une culture. » (Akrich, 1987 : 50).
Les instruments électroniques sont des éléments clefs dans les systèmes symboliques autour desquels s’articule une culture musicale et dans lesquels ils prennent eux mêmes sens. C’est pour cette raison que les genres de musiques de électroniques sont souvent réduits à des machines particulières qui fonctionnent comme des symboles.
Ces associations genre/machine relèvent de constructions socio-culturelles, d’une histoire sociale et ne sont en aucun cas naturelles. Pour un producteur house, posséder une TB-303 ne relève pas seulement d’un choix instrumental. La symbolique particulière de cette machine dans l’univers house inscrit son propriétaire dans la « tradition » house. Le choix d’une machine connote l’identité et l’authenticité d’un artiste et de sa musique, il influe sur l’expérience même que l’on fait de sa musique. On pourrait donner le même exemple avec une MPC ou une SP-404 dans le cas de la beat-music.
La culture musicale oriente le choix de la machine et lui confère un sens dans un système symbolique, dans un contexte particulier. Le musicien mobilise des gestes caractéristiques dans l’exploitation qu’il fait de l’interface de la machine sélectionnée. Les gestes et techniques déployés lors de la production ou de la performance musicale, qu’on s’attachera à décrire pour certains plus bas, portent des noms et apparaissent comme spécifiques à des machines et à des genres donnés. L’usage que fait un DJ hip-hop d’une paire de platines et d’une table de mixage est radicalement différent de celui qu’en fait un DJ house.
Les gestes, aussi naturels qu’ils puissent paraître, relèvent de savoir-faire, de « techniques du corps » (Mauss, 1934) découlant d’apprentissages aussi bien pratiques que conceptuels. Les musiciens dans leur interaction avec les machines, développent des corps entrainés (Gomart, Hennion et Maisonneuve, 2000) qui les « encapacitent » à effectuer une action. Quelques musiciens parviennent à atteindre une maîtrise remarquable de leur machine ; il y a en effet des grands maîtres du maniement de la platine (turntabilism), des transitions (mix), ou de l’utilisation d’instruments de lutherie électronique. On pense notamment au producteur virtuose AraabMuzik qui, avec une habileté et une rapidité d’exécution déconcertante, manipule la MPC pour créer des beats en direct.
L’appropriation des machines par les musiciens, qui inventent sans répit de nouveaux gestes et de nouvelles techniques, conduit à découvrir dans ces instruments de nouvelles potentialités créatives. Le sens des instruments se transforme à mesure des nouvelles pratiques qu’ils portent. Le « script » suit en étant continuellement réécrit.
Les nouvelles machines développées sous l’impulsion de l’innovation technologique, aux interfaces à ergonomies variables contrôlant des procédés techniques toujours plus précis et accessibles, sont autant d’objets inédits et inconnus des musiciens. Par l’appropriation de ces machines ils s’engagent dans l’exploration de leurs potentialités. Ils ré-agencent et développent des savoirs et savoir-faire qui s’établissent dans des systèmes symboliques en perpétuel reformation.
Les avancées de la lutherie électronique redéfinissent sans cesse le sens des instruments déjà sur le marché et par là, l’interaction que le musicien entretient avec eux et donc le musicien en tant qu’acteur même. La question de l’obsolescence des instruments de lutherie électronique est à traiter avec prudence. En effet, du fait de l’intensité de l’innovation technologique, les instruments sont constamment dépassés par des versions plus perfectionnées ou par des modèles plus récents. Toutefois, ils ne disparaissent pas. Leur charge symbolique est redéfinie, ils prennent de nouveaux rôles dans les relations sociales en tant que médiateurs. Les transformations de la charge symbolique des instruments sont particulièrement intéressantes en ce qu’elles nous informent sur les recompositions identitaires au sein de mondes musicaux particuliers.
Nous avons tenté ici, d’appréhender la technique en relation à l’utilisateur qui l’emploie et « comment un nouveau procédé, vient ou non, changer les pratiques […] et comment une nouvelle pratique réoriente le sens et la fonctionnalité d’une technique » (Gallet : 2002b : 31).
Par Samuel Lamontagne
Pour aller plus loin :
Akrich, Madeleine. 1987. « Comment décrire les objets techniques ? », Techniques et Culture, no9 : 49-64.
Anderson, Robert et Wesley Sharrock. 1993. « Can Organizations Afford Knowledge? », Computer Supported Cooperative Work : 43–61.
Berk, Mike. 2004. « Technologie : fiches analogiques et futurs numériques », in Peter Shapiro (dir.), Modulations : une histoire le musique électronique, Paris, Allia : 237-253.
Certeau, Michel de. 1990. L’invention du quotidien, t. I. Arts de faire, Paris, Gallimard.
De Nora, Tia. 2000. Music in Everyday Life, Cambridge, Cambridge University Press.
Gallet, Bastien. 2002b. Le boucher du prince Wen-Houei. Enquêtes sur les musiques électroniques, Paris, Musica Falsa.
Gomart, Émilie, Antoine Hennion et Sophie Maisonneuve. 2000. Figures de l’amateur. Formes, objets et pratiques de l’amour de la musique aujourd’hui, Paris, La Documentation française.
Hennion, Antoine. 1993. La passion musicale. Une sociologie de la médiation, Paris, Métailié.
Latour, Bruno. 2006. « Portait de Gaston Lagaffe en philosophe des techniques », in Bruno Latour (dir.), Petites leçons de sociologie des sciences et des techniques, Paris, La Découverte : 15-24.
Mauss, Marcel. 1934. « Les techniques du corps » in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF : 365-386.
McCracken, Grant. 1986. « Culture and Consumption: A Theoretical Account of the Structure and Movement of the Cultural Meaning of Consumer Goods », Journal of Consumer Research, Vol. 13, no 1 : 71-84.
Woolgar, Steve. 1997. « Configuring the User : Inventing New Technologies », in Keith Grint et Steve Woolgar (dir.), The Machine at Work, Cambridge, Polity Press : 65–94.
[1] L’Auto-tune, dispositif de traitement permettant la correction de la voix, a rapidement été approprié par les musiciens à des fins créatives. Les réglages ne sont alors pas appliqués de manière à corriger la voix, mais de manière à lui donner un grain particulier.
[2] Une des pratiques courantes consiste à personnaliser les machines, principalement avec des autocollants, des « stickers ». Cet acte de personnalisation d’une machine produite en série apparaît comme un moyen d’appropriation. À ce sujet voir McCracken (1988).